Politique

Dans la Grèce des colonels

21/12/1967 non accepté par La Croix

 

Qui s'est, en Athènes, soucié de la révolution ? Si elle a substitué le pouvoir de la Junte à celui du Roi, elle ne comporte pourtant qu'un fait historique : l'indifférence de la population. On n'a rien vu, rien entendu. Devant la tombe du Soldat inconnu les evzones ont poursuivi leur ballet : trois claquements de pied, un glissé, dix pas dans un sens, une virevolte et dix pas dans l'autre. Pour ma part, et cependant j'habitais sur la place de la Constitution, là même où se déroulait l'événement, je n'appris que le lendemain, et tard, qu'il s'était produit. Lisant les journaux après mon retour, je trouve bien imaginatifs certains de mes confrères parisiens.

Je m'étonne aussi que beaucoup d'entre eux ne comprennent pas à quel point la Grèce demeure politiquement du Tiers Monde. Elle n'est pas l'Hellade mais l'Orient. La démocratie, telle que nous l'entendons, n'y a guère de sens. Dès lors les mots « droite », « gauche », « dictature », que nos quotidiens emploient à son sujet, n'y ont pas de contenu et les démêlés politiques sont aux yeux du peuple querelle des dieux dans leur Olympe. Ainsi du moins m'expliquai-je l'indifférence générale.

Certes on a peur en Athènes, et même très peur, mais je serai porté à penser que ce sentiment anime surtout la bourgeoisie. Dans cette classe on a peur au point de ne pas prononcer le nom des prisonniers, crainte de les rejoindre. On affecte pourtant d'apprécier l'ordre que la Junte a, non sans mérite, apporté. Les trains partent. La vie est redevenue normale alors qu'on dérivait au chaos. Néanmoins dans cette bourgeoisie on apprécierait un retour au régime antérieur : ne permettait-il pas de substantiels profits ? Il facilitait tant d'affaires !

Au fond, par bien des côtés, la Junte militaire évoque les gouvernements de colonels africains. Elle trouve son origine dans la même révolte d'hommes encore purs contre l'impéritie et la corruption. Elle est, elle aussi, le fait d'enfants du peuple et qui gardent un contact avec lui. Pour le moment le mot fascisme s'applique mal à elle et si les militaires brandissent l'anti-communisme à la manière des dictateurs ibériques, ce n'est que faute de posséder une idéologie propre ou d'être capables d'en forger une.

Toutefois un gouvernement qui se veut un régime ne peut vivre longtemps d'une pensée aussi négative. Ces officiers, pour la plupart subalternes et de culture médiocre, ou bien se laisseront submerger par le radicalisme de leurs prédécesseurs, ou bien, plus probablement s'inspireront d'un marxisme qui n'osera pas dire son nom. On sera, dans cette dernière hypothèse, bien près du fascisme.

Et puis cette Junte restera-t-elle toujours unie comme dans sa jeune ferveur ? N'entrera-t-on pas dans cette dialectique de l'illégitimité dont le Dahomey nous offre un exemple. La cascade des pronunciamiento, contre laquelle, en Grèce, le Roi, si falot fut-il, posait par sa présence constitutionnelle une digue, ne déferlera-t-elle pas ? Dans ce pays le pouvoir risque toujours de devenir une sorte de ballet des evzones. On trouve toujours un plus colonel que soi.

Ce serait dommage pour le peuple grec si simple et si laborieux. Son essor économique, mérité par son travail, en pâtirait. On le regretterait pour ces artisans qu'on voit encore à dix heures du soir dans leur échoppe, pour tout ce petit monde qui lutte dans la gaîté contre la misère et la faim. Avant de quitter Athènes, je suis monté pour un dernier pèlerinage à l'Acropole. Autour de moi, la ville se déroulait, dans sa blanche nouveauté, comme un tapis de neige : une ville immense qui drape toutes les collines et le rivage. Voilà trente ans elle n'était guère plus que cette bourgade évoquée par Chateaubriand dans l'Itinéraire : elle est aujourd'hui une des métropoles du négoce, des arts et de l'industrie. Pour l'honneur de l'homme il ne faudrait pas qu'au gré d'incidents politiques, n'intéressant guère, quoi qu'on en ait écrit, qu'une caste de dirigeants, elle régressât.